Saturday, April 8, 2006

INTERPRETATIONS DU GENOCIDE DE 1994 DANS L'HISTOIRE CONTEMPORAINE DU RWANDA

L'histoire immédiate pose des problèmes spécifiques bien connus d'accès aux sources et de fiabilité des interprétations. Les situations africaines posent des difficultés spécifiques. La gestion des archives, leur destruction ou leur absence, surtout en moments de crise, représentent un obstacle manifeste. Mais l'extension des sources volatiles de communication n'est pas propre à l'Afrique. En revanche la connaissance de ce continent continue à subir l'effet des quiproquos culturels et politiques liés à des rapports de domination, anciens ou récents, à l'échange inégal des informations et des connaissances et aux suspicions entraînées par des enquêtes coïncidant souvent avec l'expertise et l'intervention. La fin de la guerre froide a d'une certaine façon redonné de l'autonomie aux logiques des différents espaces africains, mais, en facilitant un émiettement apparent des options et des enjeux, elle a rendu aussi plus complexes les interprétations et redonné de la vertu à de vieux schémas rodés depuis le XIXe siècle, ceux de l'ethnographie et de la philanthropie. Dans le cas rwandais, il est possible d'analyser les positions répondant à ces différents défis.

Une cinquantaine d'ouvrages (compte bon tenu des articles et des multiples rapports entrant dans la "littérature grise") a été publiée sur la crise du Rwanda en trois ans, de l'été de 1994 à l'été de 1997. Les auteurs sont de multiples appartenances : chercheurs en sciences humaines (historiens, sociologues, anthropologues, géographes, politistes), mais aussi journalistes, responsables du secteur dit humanitaire, religieux, experts d'organismes divers et enfin, trop rares, des acteurs rwandais. Le bilan proposé ici sera essentiellement descriptif. Les discussions développées par ailleurs reposent sur le socle des faits et des écrits regroupés dans cette abondante littérature. Il faut d'abord en identifier les contenus, les points d'application et les objectifs, en gardant en mémoire les préoccupations fondamentales des interrogations historiques : l'établissement des faits et la critique des témoignages, la mise en perspective temporelle d'événements trop souvent figés par les médias dans un "arrêt sur image", la mise à jour de la multiplicité des forces (locales et internationales) et des ressorts en action dans les crises, la caractérisation des situations en recourant à des comparaisons, sans éluder (question incontournable dans le cas d'un génocide[1]), l'intervention des valeurs et des options morales. Nous considérons successivement les recueils de témoignages et documents, puis les études visant à expliquer le processus qui a conduit à la tragédie de 1994, ensuite les oeuvres qui posent les questions de l'après-génocide, enfin les analyses de la dimension internationale.

Les faits : témoignages et documents
Après l'évacuation des ressortissants étrangers du Rwanda entre le 9 et le 12 avril 1994, assurée essentiellement par l'opération française "Amaryllis", les observateurs extérieurs restent très peu nombreux : quelques dizaines d'agents de la Croix rouge internationale et d'organismes humanitaires (MSF, MDM), les 150 casques bleus de la Minuar (Ghanéens, Sénégalais, Bengladeshis, Congolais...) sous le commandement du général canadien Roméo Dallaire, quelques missionnaires restés dans leurs paroisses, quelques journalistes européens passant à Kigali, ou dans la zone tenue par le Front patriotique rwandais et enfin à l'Ouest du pays dans la "zone de sécurité" créée par l'intervention franco-onusienne dite Turquoise à partir de juin, quelques émissaires des organisations internationales, de la France ou d'ONG belges en mai, à Kigali, à Gitarama (où s'était replié le "gouvernement intérimaire" mis en place par la faction politico-militaire dite Hutu power deux jours après l'attentat du 6 avril contre l'avion du président Habyarimana), ou encore sur les frontières dans des camps de rescapés, enfin des individus isolés restés sur place pour défendre des êtres chers ou par conviction morale, et plus tard, après les événements, plusieurs enquêteurs d'associations de défense des Droits de l'homme. Ce sont autant de témoins virtuels. Certains se sont exprimés : le traumatisme laissé par le spectacle des tueries ou parfois le devoir de réserve respecté jusqu'à l'absurde se sont ajoutés aux aléas des opportunités et des compétences pour expliquer le silence des autres. Mais si on additionnait ouvrages, articles, rapports, conférences, récits livrés de seconde main, on obtiendrait une liste déjà longue de témoignages, donc de sources qui auront à être décryptées.

Les observateurs européens livrent leur expérience dans le contexte personnel et institutionnel qui les a conduits dans cette région d'Afrique. Ils s'adressent au public de leur pays, ils ont des comptes à régler avec des instances dont ils déplorent l'aveuglement, l'inaction ou les compromissions, ils font leur propre examen de conscience de Blancs en terre de Mission ou de Développement. Ces textes de crise sont très éclairants sur les formes et les problèmes du rapport Nord-Sud en Afrique à la fin du XXe siècle. Mais en lisant entre les lignes on y trouve aussi beaucoup de données sur le vécu rwandais.

Le plus connu pendant quelques mois fut Marc Vaiter qui a laissé un récit en forme de journal sous un titre émouvant[2]. Arrivé en octobre 1993 pour s'occuper des orphelins du sida, il se trouve à Kigali en charge de plusieurs dizaines d'enfants et d'un certain nombre de voisins rescapés qu'il cache, confronté tous les jours aux militaires et aux miliciens qui le soupçonnent. Il joue de la diplomatie, de la ruse, de l'image ambiguë des Français censés être "prohutu" et de son charisme de patriarche barbu (il est surnommé Jésus !). En mai Bernard Kouchner et Renaud Girard, du Figaro, feront sa célébrité. Il est rejoint par Michel Sounalet de l'ONG Pharmaciens sans frontières, qui laissera aussi un petit livre de témoignages[3]. On peut suivre le vécu du génocide dans un quartier tenu par les troupes gouvernementales à Kigali : la terreur au quotidien d'un groupe "pris dans une nasse", le poids des rumeurs, le comportement des jeunes désoeuvrés enrôlés dans les milices, l'état de ruines dans lequel le pays est laissé en juillet 1994.

Avec le docteur Annie Faure[4], nous avons un témoignage venu de l'hôpital de Gahini, à l'Est du pays, en zone libérée par le FPR. Les enfants, figures emblématiques des génocides, y occupent aussi la place principale : blessés, défigurés, traumatisés, ils sont les martyrs de la cruauté méthodique des exécutants, une dimension essentielle de cette violence. Mais Annie Faure qui a finalement rompu avec son ONG (Médecins du monde) témoigne aussi des contradictions de "l'humanitaire" : dévouement et indifférence, proximité du terrain et ignorance crasse du contexte chez des jeunes gens qui, débarquant dans un pays inconnu, sont capables d'embaucher de bonne foi un ancien tueur après avoir soigné des victimes. La distorsion entre son expérience et le discours des médias français à l'époque vient compléter l'indignation permanente de l'auteur. Cet ouvrage d'humeur reflète aussi le combat qu'a représenté la prise de conscience du génocide rwandais.

Un autre exemple de protestation et de déchirement au sein des milieux européens concernés par ces événements est fourni en Belgique par le petit livre d'Alexandre Goffin[5] consacré aux dix casques bleus belges désarmés et tués le 7 avril par les Forces armées rwandaises (FAR) dans le camp de Kigali. Les témoignages recueillis auprès des camarades des victimes décrivent la situation dans les premières heures de la crise dans la capitale rwandaise : mobilisation immédiate des unités spéciales des FAR et des miliciens dès la première heure qui suit l'attentat et mise en place d'un pouvoir extrémiste sous l'impulsion du colonel Bagosora, rôle décisif de la propagande de la radio dite des Mille collines (RTLM) qui dénonce les Belges comme assassins du président Habyarimana, désarroi des éléments de la MINUAR (Mission des Nations unies d'assistance au Rwanda), dispersés à travers la ville, non-assistance de fait à des groupes de Tutsi menacés d'une mort imminente. Des enquêtes ultérieures poseront les problèmes de responsabilité du côté de la Belgique et de l'ONU. Mais, comme dans les précédents ouvrages, le côté narratif, les images instantanées gardées en mémoire et les impressions du moment représentent des sources primaires, au même titre que nombre de reportages parus à l'époque dans la presse.

Des religieux étrangers ont également livré leur expérience dans des interviews ou des articles. Deux livres sont parus. Ils émanent de religieux actifs en préfecture de Kibuye, à l'Ouest du pays. Le premier est troublant. Il éclaire significativement l'intimité de la compromission de l'Église missionnaire avec le régime en place au Rwanda depuis 1961. Le R.P. Gabriel Maindron, prêtre français formé dans un séminaire rwandais au tournant de l'indépendance, était le curé de la paroisse de la Crête Zaïre-Nil en avril 1994. Il a reçu la visite de journalistes au moment de l'opération Turquoise et il s'est confié à Nicolas Poincaré qui livre donc ce témoignage indirect, nourri de citations[6].

Après une introduction nourrie des poncifs habituels sur le Rwanda et de plusieurs anachronismes (des préfectures et une armée rwandaise sous la colonisation par exemple), le livre explique la montée de la violence en renvoyant dos à dos Tutsi et Hutu (censés se reconnaître facilement, sauf dans le cas des mariages mixtes...), MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement) et FPR (Front patriotique rwandais), les radios RTLM et Muhabura, le journal raciste Kangura et le journal démocrate Kanguka (traité d'extrémiste protutsi). Par delà cette reproduction étonnante de l'idéologie du régime Habyarimana dans la bouche d'un missionnaire, transparaissent des réalités que l'auteur se laisse dire et qui éclairent le déroulement du génocide dans une paroisse de campagne : la diffusion des appels à la haine de la RTLM grâce à un nouvel émetteur installé en mars 1994 et à un haut parleur dans le café du village, l'emprise totale des cellules de l'ancien parti unique sur la population, la présence de barrières de miliciens à Gisenyi dès le matin du 7 avril, la chasse aux Tutsi et aux Belges immédiate, l'organisation des bandes dans la commune, leur rituel (parures en feuilles de bananiers), leur armement (machettes, mais aussi grenades), leurs origines mi-locales (des paroissiens du père...), mi extérieures, le déroulement des tueries par le fer et le feu. Le désarroi de G. Maindron est manifeste, mais aussi le caractère surréaliste ou admirable, selon les points de vue, de son activité : cette messe du 10 avril devant des femmes hutu, tandis que leurs maris sont dans les bandes armées qui encerclent les Tutsi cachés près de l'église, les invitations faites aux blessés mourants, mais aussi aux rescapés provisoires apeurés, de penser à leur âme avant tout et de pardonner à leurs meurtriers ; ou encore, le 13 avril, alors qu'un Tutsi encore caché au presbytère vient de se suicider, cette observation : "il va falloir ranger ; les Tutsi sont partis en laissant tout en désordre". On mesure l'impuissance du prêtre devant une situation qui le dépasse d'autant plus qu'il avait totalement idéalisé la cause de la démocratie hutu. Sa naïveté éclate face aux gendarmes qu'il juge "de bonne volonté" et qu'il sollicite pour évacuer en bus 200 réfugiés tutsi qui se retrouveront au stade de Kibuye où ils seront exterminés le 19 avril suivant. Pour apprécier la logique de mort mise en oeuvre dans la préfecture de Kibuye, il faut lire en contrepoint le témoignage du docteur allemand Wolfgang Blam resté là jusque mai[7] : il décrit le processus du génocide dans cette localité durant un mois, la complicité d'un médecin responsable de région avec le préfet, le massacre général des Tutsi au stade, à la paroisse et à l'hôpital, les félicitations apportées le 16 mai par le président intérimaire, le docteur Sindikubwabo, à cette polutique de "sécurité". Mais pour le père Maindron le grand responsable des tueries "interethniques" n'est autre que Satan ! Son témoignage illustre sans le vouloir la profondeur de la crise interne de l'Église dans ce pays. Il peut être complété par celui des religieuses espagnoles de Jésus-Marie-Joseph, également présentes dans la paroisse de la Crête, où elles tenaient un dispensaire, dont tous les malades ont été massacrés[8].

L'ouvrage le plus remarquable sur le déroulement du génocide rwandais est l'oeuvre de l'association African Rights, de Londres, animée par Rakiya Omaar[9], une Somalienne qui avait protesté naguère contre les inconséquences de l'intervention américaine dans son pays. Elle a fait de longs séjours au Rwanda depuis mai-juin 1994. La somme qu'elle en a tirée, rééditée en 1995, est nourrie de témoignages, de noms, de listes, de dates et de lieux précis, elle fait revivre la tragédie avec les mots de ceux qui en ont réchappé, fonctionnaires, paysannes, enfants... marqués dans leur corps et leur âme pour la vie, et dont les récits ont été transcrits La cohérence de ces témoignages, recueillis en des points très différents, est remarquable concernant les formes et l'organisation des massacres.

Les tueries qui éclatent simultanément dès le petit matin du 7 avril à Kigali, mais aussi à Gikongoro, à Kibungo, à Byumba, à Nyundo... , au Sud, à l'Est et au Nord du pays (les enquêtes à l'Ouest, à Cyangugu et à Kibuye confirmeront cette synchronie, attestée par ailleurs). Partout le modèle est le même, attestant la planification. Les miliciens dits interahamwe ("les solidaires") font fuir leurs victimes vers des refuges supposés (églises, dispensaires, écoles), puis encerclent ces lieux devenus des abattoirs, les militaires y jettent des gaz lacrymogènes, des grenades à fragmentation et tirent pour briser toute résistance, puis y pénètrent pour déloger les réfugiés à la fois terrorisés et résignés, les miliciens attendent aux sorties avec leurs machettes, leurs lances et leurs gourdins cloutés. Ils reviennent voir les tas de cadavres le lendemain matin pour achever les blessés et piller. Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi massacrées instantanément, souvent sous le regard des autorités locales : 20 000 à la paroisse de Cyahinda et 35 à 40 000 à Karama (en préfecture de Butare). A Ntarama, à Nyamata, à Rukara, à Zaza, on a pu voir ces milliers de corps joncher à côté d'habits, de photos, de cartes d'identité (les étoiles jaunes du régime). Les blessures ont été portées à la tête, au cou, aux tendons, aux bras. Souvent les corps ont été précipités dans des fosses d'aisance ou déversés par bennes entières dans des charniers. Le Rwanda est parsemé de tas d'ossements. Certains ont dû creuser leurs tombes. D'autres ont été amenés jusqu'aux rivières de la frontière, abattus sur les bords des marais et précipités dans les cours d'eau : on a pu voir ces milliers de cadavres rejetés par la Kagera jusqu'au lac Victoria... D'autres, comme à l'Église de la Sainte-famille gérée par un prêtre complice des miliciens, au stade de Cyangugu ou dans les bâtiments du centre catholique de Kabgayi, véritable Vatican du Rwanda, tombé sous le contrôle des tueurs, sont entre la vie et la mort.

Ce dossier montre une véritable "solution finale" décentralisée, région par région, sous la hiérarchie des préfets, sous-préfets et bourgmestres. Quand les gens du lieu ne sont pas assez militants, des interahamwe et des soldats sont acheminés d'ailleurs par les soins des réseaux "Hutu-power" : ce fut le cas à Butare et à Gitarama à partir des 15-20 avril. Toute résistance est dérisoire. Beaucoup se précipitent au devant des balles pour mourir moins cruellement. Les fuyards sont rattrapés aux barrières ou se terrent, au sens littéral du terme. Les rares survivants sont de jeunes "chanceux", portant des blessures plus ou moins ignobles. Mais dans cette "guerre", les blessés sont peu nombreux et achevés dans les hôpitaux, quand ils y ont été accueillis. La règle est la mort, comme l'ont souligné les "médecins sans frontières" à Kigali et Butare. Au moins 150 000 enfants sont restés orphelins, recueillis par des gens restés secourables. Des dizaines de milliers de femmes ont été violées.

Cette association a poursuivi sa tâche d'enquêtes : plusieurs brochures sont parues traitant des cas précis, notamment deux études sur les meurtres de témoins du génocide et sur le rôle de certaines femmes dans les massacres de 1994[10].

La même volonté de mémoire s'est exprimée dans des ouvrages de photographies accompagnant des expériences vécues, sortes de portraits-types des victimes du génocide. Maria Malagardis, journaliste à la Croix, et Pierre-Laurent Sanner, photographe, ont publié sous les auspices de Médecins du monde un album introduit par le docteur Claude Aiguesvives[11]. Un série de clichés illustrent les différentes situations issues du génocide (de l'orphelin ou du veuf au journaliste emprisonné pour avoir appelé au meurtre ou au réfugié parti au Zaïre), mais aussi les aspects essentiels de la logique qui a conduit au génocide (un racisme de trente ans, l'impunité, une propagande haineuse) et les problèmes du nouveau régime (tentation de la vengeance, détresse des rescapés, problèmes fonciers, misère des équipements publics). Le tout est complété par un lexique et une chronologie.

L'album analogue publié en 1996 par Michel Bührer, avec une préface de Claudine Vidal, présente plus systématiquement des autobiographies de victimes du génocide, traduites du kinyarwanda[12]. Comme les récits enregistrés par l'équipe de Rakiya Omaar, ces témoignages illustrent la mis en oeuvre du plan génocidaire : l'orpheline cachée dans un couvent de Kigali près du quartier où ses parents ont été tués ; le vieillard qui a passé des semaines caché dans un marais de papyrus de l'Est du pays, échappant aux opérations de nettoyage des miliciens interahamwe, avant d'être sauvé par le FPR ; la mère de famille qui fuit les tueries organisées par un bourgmestre de la préfecture Gikongoro et qui finit par être recueillie par les soldats français de "Turquoise" près de Murambi près de charniers abritant les restes de 25 000 de ses compatriotes ; le jeune rescapé du camp de la Croix rouge à Nyaruyshishi, près de Cyangugu, qui a échappé au carnage organisé à la paroisse de Mbirizi par un député et un sous-préfet ; le paysan hutu dont la famille a été décimée près de Kibuye par les miliciens venus du nord pour éliminer les "complices"... L'ensemble comporte aussi une chronologie, une carte et un index[13].

On remarquera l'absence de témoignages publiés par les rescapés eux-mêmes. Ils ne sont présents que dans les récits recueillis par des tiers étrangers. Un ouvrage a récemment commencé à combler cette lacune, c'est le récit de Yolande Mukagasana, une vraie miraculée[14]. Elle nous fait participer à son existence de gibier traqué, tantôt dans la brousse, tantôt dans des placards, tantôt en usant et abusant de l'hospitalité arrachée à des simples gens, à des religieux ou à des militaires, grâce aux connaissances qu'avait à Kigali cette infirmière responsable d'un petit dispensaire à Nyamirambo. Toute sa famille (mari, enfants...) a été tuée. Elle livre une sorte de mémoire d'outre-tombe, nourrie de quantités de détails concrets qui restituent le quotidien tragique ou sordide d'une société devenue folle avec un grand talent. Les noms réels ont été modifiés. Ce texte qui a manifestement représenté aussi une thérapie reflète de manière saisissante le choc incontournable qu'a représenté 1994 pour des centaines de milliers de Rwandais. De ce point de vue il est aussi un document d'histoire. Comment éviter la cristallisation définitive après ces événements d'une conscience tutsi et d'une conscience hutu ? Avec toutes les interrogations posées par la cohabitation des victimes et des bourreaux sur une même terre.

Au lendemain du génocide, d'autres témoignages rwandais ont été publiés, mais plutôt ceux des militants d'organisations non gouvernementales, des Hutu en principe indépendants du pouvoir et qui, bénéficiant de relations internationales, ont pu fuir dans les pays voisins, parfois en Europe. Plusieurs figurent, aux côtés d'anciens coopérants allemands, dans un ouvrage collectif édité en novembre 1994 par Hildegard Schürings, spécialisée dans les questions de développement et d'éducation et fondatrice d'une association (Isoko) proche du partenariat lancé depuis 1982 entre le Rwanda et le Land de Rhénanie-Palatinat[15]. Ces observateurs de l'intérieur, François Nzabahimana (ancien ministre de Habyarimana et futur leader du parti RDR qui s'employa à structurer les réfugiés du Zaïre), Marie-Goretti Nyirarukundo (de l'ONG belge Coopibo, future coordinatrice des ONG à Bukavu entre 1994 et 1996), Faïna Uwizeyimana (du collectif des ONG rwandaises, le CCOAIB), expriment ce qui ve devenit le leitmotiv d'une "troisième voie" chez les réfugiés hutu : la crise est vécue comme une guerre entre deux factions extrémistes également coupables, l'ancien parti unique MRND et son allié de la CDR (Coalition pour la défense de la République) et les envahisseurs du FPR, deux camps politico-ethniques qui ont chacun leurs victimes. Il s'agit donc plus de positions que de récits.

Un autre ouvrage collectif, particulièrement volumineux, peut aussi figurer dans le registre des témoignages et documents, c'est la somme éditée par André Guichaoua, sociologue de l'Université de Lille 1, auteur d'une thèse comparant les paysanneries des plateaux centraux du Rwanda et du Burundi avec celle du Congo-Brazzaville[16]. Cette somme consacrée à la région des Grands Lacs[17] était en chantier depuis l'été de 1993, au moment où chacun entrevoyait une sortie de crise au Rwanda et Burundi, avec respectivement les accords d'Arusha et les élections démocratiques. La tentative de coup d'Etat et les massacres au Burundi en octobre 1993, puis le génocide d'avril-juillet 1994 et la reprise de la guerre civile au Rwanda ont donné à l'ensemble une actualité imprévue. En effet l'auteur s'est efforcé de donner la parole à des acteurs de la crise : James Gasana, du MRND, ancien ministre de la défense et négociateur des accords d'Arusha, et Dismas Nsengiyaremye, du MDR (Mouvement démocratique républicain), le principal parti d'opposition, ancien premier ministre, commentent l'évolution négative du régime Habyarimana. Alphonse Nkubito, ancien procureur et président du collectif de défense des Droits de l'homme rwandais (le CLADHO), futur ministre de la Justice, et Nkiko Nsengimana, ancien coordinateur d'ONG à Kigali, analysent les limites de la justice et de la société cicile au Rwanda avant la crise de 1994. Guy Theunis, père blanc, responsable de la revue Dialogue, et le pasteur André Karamaga soulignent les compromsisions des Églises avec le pouvoir, l'autocritique étant plus affirmée du côté protestant. Par ailleurs des leaders du MRND, de l'ancienne opposition intérieure et du FPR sont interrogés sur la situation. Cette partie du livre fournit donc un panorama très significatif des vues de la classe dirigeante rwandaise sur le sort de leur pays à un tournant décisif. On trouvera aussi en annexe environ 200 pages de chronologies (avec plusieurs inexactitudes sur avril 1994), de textes et de listes particulièrement utiles pour suivre cette histoire récente.

Quatre autres recueils de documents doivent être signalés :
le Blue book, publié par les Nations Unies sur leur action au Rwanda entre 1993 et 1996[18].
le rapport préliminaire de la commission Rwanda constituée par le Sénat belge pour analyser les responsabilités engagées par la mort des dix casques bleus le 7 avril 1994 et par la non-prévention du génocide. Ce texte, publié par le collectif des "familles des paras" (voir le livre de Goffin cité plus haut[5bis]), présente des échanges de courriers confidentiels entre différents services belges concernés attestant l'existence de nombreux signes avant-coureurs des massacres[19].
une anthologie extraite des études parues sur la crise rwandaise, éditée par la Documentation française en 1995[20].
une synthèse pédagogique sur le génocide de 1994 réalisée dans le cadre de l'association belge "Citoyens pour un Rwanda démocratique"[21].
Un autre versant des témoignages concerne les bourreaux, c'est-à-dire les responsables militaires, politiques et de la société civile qui se sont fait les idéologues et les cadres de la logique exterminatrice. La responsabilité écrasante des journalistes des "médias de la haine" (Kangura, RTLM, etc.), a donné lieu d'abord à une initiative de l'association Reporters sans frontières[22]. L'enquête a débouché sur une recherche collective appuyée par l'UNESCO et menée par Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe (deux spécialistes de la région et deux intellectuels rwandais aux expériences contrastées) : elle portait sur la presse écrite entre 1990 et 1994 et sur les émissions de la RTLM (Radio-télévision libre des mille collines) entre avril et juillet 1994. L'ouvrage qui en est issu[23] reproduit de très nombreux extraits de ces médias extrémistes, identifiés avec précision. Les textes sont classés sous quatre rubriques : l'idéologie ethniste, le racisme antitutsi, la logique totalitaire du "Hutu power" et la culture de violence. Celle-ci est notamment illustrée par de nombreuse caricatures tirées de cette presse. Des cahiers de photos, venues de collections publiques et privées à Kigali, complètent ce dossier. La responsabilté propre des médias racistes rwandais est aussi décrite dans un opuscule publié par un groupe international contre la censure dit "article 19" qui reprend beaucoup d'éléments déjà publiés[24].

Signalons pour terminer les témoignages et documents publiés sur les communautés de réfugiés installées dans l'Est de l'ex-Zaïre entre juillet 1994 et novembre 1996 et sur l'activités des ONG et des milieux catholiques à leurs côtés. Un Père blanc, missionnaire au Zaïre depuis 1970, Philippe de Dorlodot a édité, avec une association zaïroise de défense des droits de l'homme, le groupe Jérémie, un recueil de lettres, de tracts et de positions émanant, entre avril 1994 et octobre 1995, d'organisations de réfugiés hutu et de leurs partenaires zaïrois ou européens[25]. On voit s'y développer un argumentaire en faveur d'un retour organisé des réfugiés impliquant la réconciliation et la reconnaissance des crimes réciproques, c'est-à-dire la thématique du "double génocide". Pour le Sud-Kivu également, nous avons le témoignage d'un médecin employé par l'ordre de Malte, Patrice Lancel. Non sans naïveté l'auteur montre le maintien de l'encadrement milicien dans les camps et la terreur exercée sur les réfugiés, mais aussi la nécessité, selon lui, de travailler avec ces cadres politico-militaires de l'ancien régime[26].
Débats sur les explications : le contexte et le projet
Dès le début, les interprétations du génocide ont prolongé les débats préexistants sur la nature de la "question hutu-tutsi" au Rwanda, mais au lieu d'être réservées au cénacle des anthropologues et des historiens spécialistes de la région, elles émanent d'un cercle élargi d'observateurs, touchés par l'ampleur de la catastrophe. Organisations humanitaires, journalistes, africanistes connaisseurs de l'Afrique centrale ou orientale, voire occidentale, jusque là silencieux sur la région des Grands Lacs, habitués du Rwanda auparavant peu intéressés par les problèmes historiques et politiques ou peu conscients de leur gravité, vu l'image apparente d'un pays sans histoire, modèle de développement et de modération que renvoyait le miroir des coopérations et des cercles chrétiens qui l'avait pris en charge[27].

Le rapport annuel de l'ONG Médecins sans frontières en 1995 réserve un sort particulier au Rwanda et au Burundi, mettant l'accent sur la dimension politique et raciste de la tragédie[28]. Après des semaines de clichés sur les "luttes interethniques", parmi les premiers auteurs qui ont dénoncé un programme bien rodé d'extermination de toute une catégorie de la population, on trouve deux responsables de MSF en France et en Belgique, Rony Brauman et Alain Destexhe[29]. Ils posent la question du sens d'une action "humanitaire" quand ses acteurs sont invités à rester aveugles sur la politique responsable des tueries, quand les criminels une fois enfuis se muent en pauvres victimes anonymes et détournent à loisir l'attention et les moyens des milieux caritatifs, comme on l'a vu à Baneko, en Tanzanie, dès le mois de mai 1994, puis à Goma et Bukavu, au Zaïre, à partir de juillet suivant. Rony Brauman dénonce le mal absolu d'un crime contre l'humanité transformé en "crise humanitaire" et Alain Destexhe ébauche une comparaison avec les génocides antérieurs, ceux des Arméniens et des Juifs.

Une première synthèse est livrée dès octobre 1994 par une journaliste belge, Colette Braeckman[30], spécialiste de l'Afrique centrale au Soir de Bruxelles[31]. Cet ouvrage confirme l'évolution profonde de l'opinion publique belge à l'égard d'un régime qui était l'enfant chéri de son ancienne métropole. La dimension ethnique sectaire de la révolution de 1959-61, qui remplaça une monarchie tutsi par une république hutu, est soulignée : "le Rwanda indépendant définit son identité en niant le droit à l'existence de l'autre, en définissant comme étranger celui qui est son double intérieur" (c'est-à-dire les Tutsi définis comme des étrangers tolérés et qui peuvent être tués sans que jamais les meurtriers soient inquiétés). Ce régime d'inspiration démo-chrétienne a produit les plus anciens réfugiés d'Afrique (une diaspora qui atteint 600 000 personnes en 1990) et voit se dresser contre lui à partir de 1987 le Front patriotique rwandais (FPR), né chez les exilés d'Ouganda, mais en rupture radicale avec les anciennes nostalgies monarchistes, sur la base d'une culture politique nationaliste.

A l'intérieur "la première richesse du pays, c'est une pauvreté habilement exploitée", un développementalisme ruraliste à façade apolitique qui séduit coopérations, experts et ONG, pour le plus grand profit d'une élite hutu très habile à "représenter" la paysannerie, à manier le discours du populisme chrétien et à gérer les aides. C'est ainsi qu'une maffia familiale et régionale nouée autour du couple présidentiel Habyarimana (surnommée la "petite hutte", akazu) tire les fils de tous les trafics et de toutes les manipulations policières. Bref, ruralisme et affairisme se combinent au sein d'une dictature banale, mais extraordinairement idéalisée par ses partenaires occidentaux. Colette Braeckman ne ménage pas les réseaux qui ont soutenu l'ethnocratie de Kigali durant trente ans dans son propre pays, en particulier en milieu chrétien-social flamand, ni les complicités françaises dans les approvisionnements d'armes et la formation de la garde présidentielle qui, à son tour, entraîna et arma les milices du génocide[32]. En résumé cet ouvrage présente le génocide comme l'issue logique d'une politique vieille de trente ans et redevenue virulente dans le contexte des années 1990.

Colette Braeckman a étendu son sujet dans un deuxième livre où elle fait le point, dans le même sprit, de l'évolution conjointe des trois anciens pays du domaine belge, Rwanda, Burundi et ex-Zaïre[33].

L'autre synthèse est celle publiée un an après par un historien français, spécialiste de l'Afrique de l'Est, Gérard Prunier[34]. Familiarisé avec le terrain rwandais surtout depuis 1991, impliqué dans la gestion de la crise en juin-juillet 1994, il combine l'expertise de situation avec une mise en perspective historique approfondie. La synthèse initiale sur le passé souligne, sur la base des recherches historiques de ces dernières années, la complexité de la situation précoloniale et le rôle de la colonisation dans l'élaboration concrète d'une "idéologie rwandaise" et d'un ordre socio-racial favorable aux Tutsi, cette "bombe à retardement" qui devait exploser un jour. De même l'évocation de la république hutu met en valeur les ambiguïtés de la révolution sociale et la dérive patrimoniale du régime Habyarimana. Mais marqué avant tout par la crise des années 1990, qui fait l'objet essentiel de ce livre, l'auteur réalise parfois difficilement le décalage historique entre le rapport hutu-tutsi actuel et les situations anciennes, avant, durant et au lendemain de la colonisation. Quelques images récurrentes de la rwandologie classique ont résisté au décapage critique : le schéma des invasions primordiales et l'amalgame entre le vécu social de la masse des paysans hutu ou tutsi, très variable selon les époques et les régions, et les globalisations idéologiques de la "quatrième ethnie" (pour reprendre une expression de Claudine Vidal)[35], celle des "évolués" de la période coloniale. D'excellents chapitres présentent l'histoire des réfugiés tutsi et l'émergence du FPR, puis les impasses ou les contradictions des interventions étrangères entre 1990 et 1994, en particulier celles de la France, que G. Prunier connaît de première main. Il montre la course contre la montre entre les négociations d'Arusha et la montée des extrémismes. Il analyse de manière rigoureuse les interprétations relatives à l'attentat du 6 avril et au déclenchement de la machine génocidaire, réglant au passage les élucubrations d'agents français trop spéciaux qui avaient nourri en leur temps les colonnes du Monde et de Libération. On peut se demander néanmoins si l'ampleur de la crise, impliquant toute une société et toute une culture, n'est pas un peu sous-estimée, quand il est affirmé que la liste des responsables du génocide est bien connue et limitée à quelques acteurs militaires et politiques liés à la "maisonnette" (akazu) présidentielle.

En fait les interprétations s'ordonnent de façon plus ou moins nette autour de trois directions : la pesanteur d'un héritage socio-ethnique ancestral, la priorité d'une querelle pour le pouvoir instrumentalisant tous les autres clivages, enfin la capture par une idéologie ethniste des représentations et des pratiques sociales et politiques.

Deux ouvrages notamment soulignent la priorité ethnique. Pierre Erny, ethnologue, spécialiste de l'enfance et de l'éducation, ancien professeur à l'Université du Rwanda, publie dès 1994 un livre d'humeur dont la philosophie est avancée dès le début : "l'opposition viscéralement passionnelle entre Tutsis et Hutus conditionne tout le reste"[36]. Malgré l'absence de références linguistiques, culturelles et historiques convaincantes permettant d'appliquer tel quel le mot "ethnie" aux identités hutu et tutsi, il milite pour l'irréductibilité pluriséculaire de cet antagonisme ethnique. Les processus sociaux et politiques qui, sous l'ancienne monarchie et surtout sous l'emprise coloniale, ont débouché sur la cristallisation de ce clivage et en particulier sur sa racialisation, lui parait secondaire. Selon lui la "négation des ethnies" relèverait d'un "effet de mode", d'un "terrorisme intellectuel" contre la raciologie et d'une "rouerie" des Tutsi, l'idéologie hamitique étant supposée présente dans la culture de l'ancienne aristocratie rwandaise. Ici l'anachronisme se fait militant, La conjonction de cette opposition entre Bantous et Hamites et d'une dialectique sociale entre peuple majoritaire et minorité noble conquérante, c'est-à-dire le fondement idéologique de la révolution rwandaise de 1959-1961, est une évidence indiscutable pour l'auteur qui, dans la foulée, comprend le système des quotas ethniques en vigueur sous l'ancien régime et la colère populaire mise en branle dès octobre 1990 par l'attaque du FPR comme autant de mesures d'autodéfense. La dénonciation d'un génocide dans cette situation d'allure gobinienne serait largement l'effet d'une manipulation médiatique et en fait les écrits européens devraient eux aussi être classés selon l'auteur en protutsi ou prohutu.

L'ouvrage publié en 1996, par un ancien coopérant allemand au Rwanda, Helmut Strizek[37], est aussi discret que le précédent sur la réalité même du génocide de 1994. Il repose sur la même nostalgie du "Rwanda paisible" de l'époque Habyarimana et sur une même conviction, celle des explications ethniques simples, couplées avec la référence en principe démocratique à une majorité et à une minorité naturelles. Toute l'histoire rwandaise reposerait primordialement sur l'opposition hutu-tutsi, manipulée politiquement dans les dernières années. L'ouvrage est une compilation et n'apporte rien de nouveau à la connaissance de cette histoire. On y retrouve la grille de lecture héritée de l'idéologie coloniale et officialisée au Rwanda durant trente ans, où il est donné globalement raison aux uns et tort aux autres (avec une permutation des camps à la fin des années 1950). Selon l'auteur la responsabilité des crises serait due essentiellement au racisme de la minorité dirigeante tutsi dans le Burundi des années 1970. Le comparatisme entre les deux pays, adopté dans ce livre comme dans celui de F. Reyntjens cité plus bas ou comme dans la plupart des publications coloniales, mériterait d'autres commentaires. Cet amalgame fonctionne souvent comme un jeu de balancier mettant en contrepoint régime hutu et régime tutsi ou comme un repère explicatif qui permet d'attribuer les désordres du Rwanda aux mauvais exemples venus du voisin. En fait la réciproque est également vraie et il est difficile de traiter de l'évolution contemporaine de ces deux pays isolément, vu les effets de miroirs, les solidarités et les chocs en retour observables de crise en crise depuis plusieurs décennies, même si Rwanda et Burundi ne sont que des faux jumeaux historiquement très contrastés.

Les autres études sont généralement moins essentialistes quant à l'ethnicité. Elles cherchent dans le contexte social, démographique et politique les éléments de maturation d'une crise où l'antagonisme hutu-tutsi n'aurait été que l'étendard ou le discours de conflits concrets d'une autre nature. C'est dans une certaine mesure ce que s'emploie à démontrer, à la veille des événements de 1994, le juriste anversois Filip Reyntjens, ancien professeur à l'Université du Rwanda et ancien consultant écouté dans ce pays[38]. Les "ethnies" sont à ses yeux des "acteurs constants", dans la mesure où la "perception" du clivage existe, nourrie de la mémoire des conflits de pouvoir successifs. La "perception hamitique de la période coloniale" aurait été prolongée par "l'attitude perçue comme arrogante de certains Tutsi". L'auteur compare sur cette base l'évolution politique des deux pays. Il attribue pour l'essentiel la crise du régime Habyarimana, dont les mérites lui semblent indéniables, à l'attaque du FPR en octobre 1990. Celle-ci aurait naturellement réveillé les réflexes ethniques en rendant plausible l'adhésion des Tutsi de l'intérieur à une sorte de "cinquième colonne". La clef de l'analyse est donc l'instrumentalisation politique d'une ethnicité considérée comme incontournable dans les mentalités et aussi dans la réalité "démographique". L'auteur se refuse à admettre que le concept de "peuple majoritaire" qui est à la base de l'idéologie du "Hutu power" et qui consiste à n'envisager aucun autre regroupement social ou politique que celui défini par la naissance soit le fruit d'une construction idéologique vieille d'un siècle. La question de la confusion entre le discours "social" officiel de l'ancien régime et la référence raciale omniprésente dans sa gestion reste donc entière. Le moteur des violences résiderait essentiellement dans les imprudences ou les prétentions de la minorité tutsi, conjointement au Rwanda et au Burundi, les exclusions pratiquées par une majorité étant plus aisées à mettre en oeuvre. De toutes façons la crise apparaît comme un moment de clarification et comme la manifestation tragique, mais réelle, de dynamismes nouveaux.

Le contenu de cette étude a été pour l'essentiel repris en 1996 dans une publication en flamand, complétée d'un chapitre sur "l'évolution récente" et sous le titre suggestif de "danse macabre."[39]

Le primat accordé à l'interprétation politique, au sens machiavélien du terme, est surtout mis en valeur après la crise dans les écrits de Jean-Claude Willame, spécialiste connu de la politique du Congo-Zaïre[40]. Dans son premier ouvrage de réflexion sur la crise, paru en 1995, il s'interroge sur les différentes causalités[41]. Il récuse les explications culturalistes (la violence dite ancestrale) et démographique (la carte des tueries depuis trente ans ne coïncide pas avec celle des densités). Il met l'accent plutôt sur l'aspect social d'une "ruralité oppressante", aussi crucial dans la république hutu du Rwanda que dans la république tutsi du Burundi, et surtout, reprenant une expression d'Emmanuel Terray, sur la "logique de la véranda", c'est-à-dire sur la gouvernementalité patrimoniale à la rwandaise , où le clan ennemi par définition a pris lors de chaque crise le visage du Tutsi utilisé comme bouc émissaire. L'auteur semble néanmoins se piéger dans une contradiction : d'une part il admet que le régime rwandais qu'il qualifie d'ethno-populiste "repose sur le mythe d'une révolution majoritaire", fruit d'une "polarisation ethnique à consonance raciale" et il démontre très clairement la dimension raciste des premières grandes tueries systématiques connues dans ce pays, à la fin de 1963 ; mais d'autre part il nie l'existence au coeur de ce régime d'une idéologie totalitaire de race et met en doute l'existence d'un projet et d'une propagande génocidaires. La combinaison de tactiques politiciennes, de rumeurs folles et de la détresse sociale des jeunes désoeuvrés aurait mis le feu aux poudres dans un contexte de guerre civile. Dans son autre ouvrage, consacré à l'ONU[42], il préfère comparer le génocide rwandais à celui des Arméniens, faute, écrit-il, d'une "idéologie fondatrice basée sur une haine raciale". Revenant ainsi au schéma d'une guerre "interethnique", il refuse de s'interroger sur la spécificité de la situation historique présente de la région, si on la confronte avec le vécu social et politique des siècles antérieurs. Or selon lui, la possibilité de reconstruire cette histoire ancienne serait compromise par les réinterprétations contemporaines et par le poids du présent sur le passé : véritable défi à la critique historique sur un champ africain !

On retrouve le même primat de l'analyse "politique" au sens étroit du terme, c'est-à-dire de la mise en valeur d'une stratégie instrumentalisant une ethnicité présentée comme un donné naturellement virulent dans les ouvrages déjà cités de André Guichaoua et de Hildegard Schürings, en particulier dans les chapitres rédigés par les deux "éditeurs", où sont opposées avec une apparente clarté une "logique de paix" et une "logique de guerre", cette dernière englobant à la fois l'action du Hutu power (notamment MRND et CDR) et l'action du FPR. Cette vision inspire aussi largement les conclusions de la compilation publiée par Emmanuel Nkunzumwami[43], un ingénieur rwandais installé en France depuis de longues années. La réalité spécifique de l'opposition intérieure, même si elle est reconnue, l'auteur insistant à juste titre sur les victimes hutu du début des tueries d'avril 1994, est relativisée puisqu'elle est décrite, face au lobby du Hutu power, comme agissant au sein d'un groupe de "partisans du FPR". Par ailleurs la présence régulière et conforme aux accords d'Arusha de 600 combattants du FPR à Kigali à la fin de 1993 est mise sur le même plan que les entraînements clandestins de miliciens interahamwe par la faction extrémiste qui mettait alors la dernière main aux préparatifs de "l'apocalypse". On voit combien, face aux drames et aux passions de l'actualité, l'objectivité -un idéal rarement accessible- s'évanouit quand elle est confondue avec l'équilibrisme. La recherche de la réalité est manifestement plus exigeante qu'un simple compromis dans l'imputation des responsabilités.

En fait les analyses tendant à "expliquer" le génocide, à l'instar des thèses fonctionnalistes dans le débat historique sur la politique nazi et la Shoah, sont sans cesse sur le fil du rasoir entre la nécessaire compréhension du contexte qui a favorisé une dérive extrême et la justification insidieuse de cette dérive. De ce point de vue on peut citer deux exemples extrêmes. Dans un dossier spécial, la revue Hérodote[44], a publié juste après la tragédie de 1994 deux mises au point sur le contexte : une très utile synthèse sur "les données socio-géographiques" par Françoise Imbs, François Bart et Annie Bart (avec deux bonnes cartes sur les densités démographiques et sur la répartition des Tutsi avant le génocide) et une note bien venue de Gérard Prunier sur "la dimension politique du génocide au Rwanda." Mais par ailleurs deux économistes de l'Université d'Anvers, assistés d'un ancien étudiant rwandais qui avait contribué à leurs enquêtes en économie rurale (et devenu ensuite bourgmestre de Muganza, une commune du sud du pays où l'administration est lourdement impliquée dans les tueries d'avril 1994), publient à la fin de la même année sous la direction de Stefaan Marysse une étude intéressante sur l'appauvrissement de la paysannerie rwandaise dans le cadre de l'ajustement structurel[45]. Mais à cette étude a été ajoutée une conclusion sur la misère comme terreau de la violence, sur la "complicité" des frustrations sociales avec les rivalités politiques des élites dans la genèse du drame et enfin sur l'impéritie des acteurs internationaux. L'approche scientifique est ici visiblement utilisée pour banaliser l'option politique et idéologique qui a produit un génocide.

Cette option, mobilisée par la maffia présidentielle et par différents cercles du pouvoir, y compris financiers et militaires, auxquels se sont joints à partir de la fin de 1992 des éléments de l'opposition ralliés à la logique du Hutu power, a été analysée, dans sa dimension historique (les trente ans de république hutu suivant un demi-siècle de monarchie tutsi bénie par le colonisateur) dans plusieurs publications.

Un an après le génocide, la revue Les Temps modernes livrait un numéro spécial consacré au Rwanda et au Burundi, sous la direction de Claudine Vidal et de Marc Le Pape[46]. Dès l'introduction l'objectif du volume est annoncé : "s'engager contre les négations". Un article éclairant de Claudine Vidal analyse "les politiques de la haine" fondées dans cette région d'Afrique sur "un ethnisme militant". Celui-ci mobilise sans cesse une "histoire-ressentiment", appuyée sur les schémas raciaux mis en oeuvre sous le colonisation et prolongés aujourd'hui par des analyses incapables de proposer une réelle mise en situation historique des catégories hutu/tutsi . Des exemples de cette impasse méthodologique, de ce que Claudine Vidal appelle un "béton mental", peuvent être trouvés dans plusieurs des titres que nous avons analysés ci-dessus. La préparation idéologique faisait clairement partie de l'organisation du génocide. D'autres articles étudient les réfugiés tutsi, "de l'exil au retour armé" (José Kagabo et Théo Karabayinga) ou "les divisions de l'Église rwandaise". L'autre moitié du volume est consacrée, nous y reviendrons, aux responsabilités étrangères, dans l'ordre des médias, des actions dites humanitaires, de la justice et des responsabilités de l'ONU.

Claudine Vidal, qui travaille sur la société rwandaise depuis une trentaine d'années dans le cadre du Centre d'études africaines de l'EHESS, est revenue dans une conférence au Collège de France sur la compréhension de cet extrême de la violence qu'a représenté le génocide [47]. Après avoir rappelé la force du préjugé tribal dans les regards portés chez nous sur l'Afrique, la construction existentielle de l'ethnisme et l'évidence de la logique d'extermination, elle développe une anthropologie de la violence proche de travaux récents sur les formes prises par les massacres dans l'histoire européenne. Elle analyse les formes de la cruauté, leur raffinement, leur aspect ostentatoire et collectif.

Jean-Pierre Chrétien, du Centre de recherches africaines de Paris 1, qui travaille depuis 1966 sur l'histoire du Burundi[48], a de son côté regroupé en un ouvrage plusieurs textes, déjà publiés ou inédits, sur les événements du Rwanda et du Burundi depuis 1990[49]. Le fil conducteur est selon lui "l'ethnisme", c'est-à-dire une idéologie et une politique qui font des "ethnies" ou entités sociales prétendues telles un absolu réducteur de toute la vie sociale, censé reposer sur des ressorts "naturels" et appelé à focaliser toute la vie politique. Ce livre analyse notamment la logique "d'immatriculation ethnique" dans les sciences sociales, le jeu décisif de la violence utilisée pour "conscientiser par la peur", il fournit des rappels historiques de la maturation de la crise des années 1990 au Rwanda (et en parallèle au Burundi). La deuxième moitié du livre porte sur la situation d'après génocide, caractérisée essentiellement par le succès insidieux ou provoquant de différentes formes de négationnisme. Ces chapitres insistent sur la continuité qui relie la propagande qui avait simultanément justifié et masqué la préparation du génocide ("travail" mené au nom de la démocratie et de l'autodéfense populaire) aux thèses développées depuis 1994 chez certains rwandais et leurs amis européens pour occulter la nature de la tragédie tout en la relativisant (le slogan du "deuxième génocide") ou en la justifiant (toujours au nom d'une guerre juste pour la démocratie). La clef en reste le même ethnisme réducteur, selon lequel l'antagonisme manifesté dans les tueries serait naturel, donc normal. L'auteur y discerne la tentation d'un véritable fascisme africain, dont la contagion s'est manifestée par exemple dans les formes de xénophobie interne développées par le régime Mobutu finissant et qui finalement ont précipité sa chute.

L'ouvrage collectif dirigé par J.P. Chrétien sur "les médias du génocide" au Rwanda, mentionné plus haut, comporte aussi, dans le prolongement du décryptage de la propagande des médias extrémistes hutu, une analyse de l'idéologie socio-raciale devenue officielle au Rwanda depuis 1961, celle du "peuple majoritaire" autochtone des Hutu, opposé à la "minorité féodale" conquérante des Tutsi. Le même auteur revient dans sa contribution à une réunion des africanistes allemands sur les problèmes soulevés par l'ethnicité au Rwanda[50] : la complexité spécifique d'un vécu "ethnique" sans ethnies au sens strict, les contours de "l'idéologie rwandaise", enfin le piège représenté par la confusion entre démocratie et majorité de naissance.

Une petite synthèse lumineuse a été consacrée à la construction des fantasmes raciaux de la région des Grands lacs. Son auteur, Dominique Franche, chercheur en géographie[51], fait écho aux publications antérieures sur ce thème[52]. Il insiste notamment sur le primat des identifications claniques et régionales dans l'ancien Rwanda et sur le placage en Afrique de modèles raciaux élaborés en Europe, en particulier le schéma opposant Gaulois et Francs dans les débats du tournant de la révolution française sur le Tiers-Etat et la noblesse.

On peut mentionner enfin un ouvrage collectif issu d'un colloque organisé conjointement en juin 1995 par des historiens du Centre de recherches africaines et des juristes de l'Université de Nanterre à l'initiative de Raymond Verdier[53]. Son objet était de réfléchir sur le génocide du Rwanda en tant tel, mais aussi en comparaison avec ceux qui avaient frappé les Juifs et les Arméniens, et avec le génocide politique du Cambodge. Les actes rassemblent donc des papiers d'historiens, de spécialistes de la région, de juristes experts en droit international. Il a bénéficié des interventions de Yves Ternon, auteur de L'État criminel et d'Alfred Grosser, dont le petit ouvrage Le crime et la mémoire pouvait inspirer aussi des interrogations sur cette situation africaine.

Une dernière observation : les protagonistes rwandais s'expriment très peu sur leur expérience et ce qu'ils en pensent. On peut relever sur place deux titres en kinyarwanda. Un jouraliste, Charles Ntaribi Kamanzi, a tenté d'expliquer l'éclatement du génocide de 1994 et les raisons de l'affrontement hutu-tutsi, par un recours aux élément essentiels de l'histoire du pays[54]. L'étude d'un économiste tué durant le génocide, François Nsengiyumva, a aussi été éditée en 1995 par sa famille avec l'appui du collectif des Droits de l'homme, le Cladho. Cet ouvrage décrit la violence, la répression et l'intolérance sous le régime Habyarimana et comporte un dossier photographique original[55].

L'après-génocide : pouvoirs, société et justice
Plusieurs des ouvrages déjà signalés se prolongent par des réflexions sur les séquelles de la crise et sur l'avenir du pays. Quelques-uns, et de plus en plus, sont consacrés à la situation actuelle. On peut relever plusieurs titres qui, prolongeant les petits livres initiaux de Rony Brauman ou d'Alain Destexhe, dénoncent à la fois la vision "humanitaire", la faillite totale des Droits de l'homme en 1994 et, vu l'importance du christianisme dans cette région, une sorte d'absence des Églises face au drame. Ces critiques s'accopmpagnent de méditations pour l'avenir. Le journaliste canadien Hugh McCullum, membre de la Conférence des Églises de toute l'Afrique, basée à Nairobi, a découvert le Rwanda pratiquement depuis le génocide[56]. Il témoigne de ce qu'il a observé et ressenti et en particulier des compromissions ecclésiastiques. Il s'indigne de l'oubli si rapide d'une catastrophe dont les effets sont toujours présents, du report, dès mai 1994, de l'émotion internationale sur les réfugiés malgré l'implication des tueurs dans ce mouvement et enfin de l'abandon moral et matériel dans lequel le Rwanda a été laissé par la communauté internationale depuis lors. Il plaide pour une solidarité dans cette "course contre le temps". Dans le même esprit, Privat Rutazibwa[57], un prêtre catholique rwandais, longtemps exilé au Zaïre et qui avait rejoint très tôt le FPR, avant de s'occuper aujourd'hui d'une agence d'information à Kigali, pose les bases d'une reconstruction du pays, sur les plans politique, moral, culturel et religieux dans la ligne du pouvoir dit d'union nationale actuel. A l'opposé, C.M. Overdulve, un pasteur hollandais, qui avait exercé au Rwanda dans le cadre de l'Église presbytérienne depuis 1961, a tenu à exprimer son hostilité au nouveau régime[58]. Quelques documents à l'appui, il s'emploie à conforter la vision traditionnelle de l'histoire du pays (sans doute cette "histoire-ressentiment", pour reprendre l'expresion de Claudinbe Vidal, qu'il avait enseignée durant toute une génération) contre ceux qui la critiquent. Renvoyant dos à dos extrémistes hutu et tutsi, il prône la "réconciliation" tout en expliquant les motifs du non-retour des réfugiés. L'ouvrage avait donc été écrit avant novembre 1996. On retrouve l'argumentaire de ce livre dans la thématique négationniste, telle qu'analysée par J.P. Chrétien dans Le défi de l'ethnisme.

Plusieurs publications portent par ailleurs sur la difficile question de la justice : tribunal international d'Arusha, justice au Rwanda, affaires traitées en Europe ou en Amérique contre des réfugiés suspects. Les ouvrages collectifs déjà mentionnés comportent soiuvent des interventions sur ces problèmes, notamment le numéro spécial des Temps modernes ou les actes du colloque publiés par R. Verdier. Les études et rapports réalisés sur le Rwanda par des Associations de défense des Droits de l'homme, African Rights déjà citée, mais aussi Africa Watch aux Etats-Unis et la FIDH en France sont notament consacrés à cette question. On ne peut les citer ici en détail. Trois ouvrages peuvent être mentionnés. Jean-François Dupaquier a dirigé un recueil[59] qui faisait le point de la situation en 1996, tant au Rwanda qu'en France, en Belgique et au Canada et pour le Tribunal pénal international d'Arusha, sous la plume de juristes rwandais et étrangers. Le sénateur Alain Destexhe, ancien responsable de MSF-Belgique et un des membres les plus actifs de la Commission du Sénat belge sur le Rwanda, a édité les actes d'un colloque tenu à Bruxelles[60] en septembre 1996 et consacré à une comparaison entre Nuremberg et les tentatives actuelles de justice internationale. Plus atypique est l'essai publié par Françoise Bouchet-Saulnier, juriste à MSF-France, et Frédéric Laffont, cinéaste, parallèlement à la réalisation d'un reportage pour la chaîne Arte[61] : il s'agit moins d'une étude sur le Rwanda que sur l'activité de militants des Droits de l'homme traité de manière impressionniste, comme un script de film. On apprend davantage sur les auteurs et les deux Rwandais qu'ils se sont choisis comme collaborateurs et d'une manière générale sur la constellation des humanitaires et leurs homologues que sur les problèmes du Rwanda.

La dimension internationale : les responsabiltés extérieures
La "réponse internationale" a fait l'objet d'une enquête collective fouillée, animée essentiellement par des spécialistes des pays scandinaves et de Grande Bretagne, responsables de cette évaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, avec l'appui de nombreux autres États (sauf la France qui s'en est retirée en 1995). Les résultats en ont été publiés en cinq volumes (édition bilingue, en anglais, puis en français)[62]. Ils traitent successivement : 1. "La perspective historique : facteurs d'explication" ; 2. "Les signes avant-coureurs et la gestion du conflit" ; 3. "L'aide humanitaire et ses effets" ; 4. "La reconstruction du Rwanda après le génocide" ; 5. un "Rapport de synthèse".

Le pays étranger qui a fait l'objet de plus de débats, même si ce n'est pas toujours perceptible chez nous, c'est la France. Comment une République de tradition jacobine a-t-elle pu s'acoquiner avec un régime fondé sur un communautarisme racial ? . François-Xavier Verschave, de l'association Survie, qui a été la plus active dans le combat pour l'information sur le génocide, a publié un ouvrage très complet sur la question[63]. Fondé sur une lecture attentive des documentations officielles et de la presse internationale, ce livre montre l'aveuglement devant la dérive totalitaire et raciste du régime Habyarimana, même après la publication en mars 1993 du rapport accablant de la Fédération internationale des droits de l'homme, les complicités sur le terrain de la répression, le caractère archaïque des lectures de la réalité politique africaine, la fixation sur un vieux complexe anti-anglais (le syndrome de Fachoda, qui conduit à voir dans les Tutsi des "anglophones" utilisés par un complot anglo-américain pour contrôler la région des sources du Nil !), les relations amicales et même familiales entre les deux maisons présidentielles, le secret qui a régné sur la coopération militaire avec ce régime et tous les trafics possibles entourant ce type d'équipement, l'absence de tout débat parlementaire et le silence quasi général avant le génocide, puis la diffusion de slogans venus des services spéciaux contre le FPR qualifié depuis 1993 de "Khmers noirs", alors que ce sont leurs adversaires qui ont développé une ligne exterminatrice et anti-intellectuelle digne des Khmers rouges, les langues de bois ou les palinodies de différents journalistes ou grands organes de presse en France, curieusement acharnés à défendre les vues officielles, voire les intérêts de la famille Habyarimana (le cas de Jeune Afrique est un des plus flagrants), comme si, aux périphéries de la "France-Afrique", la déontologie de l'information devenait incontrôlée, enfin l'ambiguïté de l'opération "Turquoise" qui a sauvé quelques milliers de rescapés tutsi, mais collaboré avec les préfets et les bourgmestres organisateurs des tueries, avant de les laisser partir tranquillement au Zaïre. C'est dans cette ligne que Survie a organisé en novembre 1994 une sorte d'anti-sommet à Biarritz pour réagir à l'absence du Rwanda et à la présence de Mobutu à ce 18ème sommet franco-africain, et plus généralement à la politique française en Afrique. Une cinquantaine de pages du livre qui en est sorti sont consacrées à des interventions sur le cas rwandais[64].

De manière plus polémique, Pascal Krop, journaliste à l'Evénement du jeudi, s'en prend au rôle de l'Elysée sous les septennats de Mitterrand dans les dérives de cette politique. Sous un titre provocant qui fait référence au génocide, son livre est consacré pour moitié seulement au cas rwandais[65]. Sans rien apprendre aux spécialistes, il a le mérite de faire entendre un cri d'indignation que ceux-ci n'arrivaient pas à faire passer depuis des années, confrontés au silence ou à la langue de bois de l'establishment politique français.

Outre la politique officielle, la responsabilité des médias -aveuglement, retards, préjugés, blocages divers, voire censure- a donné lieu à beaucoup d'analyses critiques. Plusieurs chapitres du numéro spécial des Temps modernes, déjà cité, traitent de la presse (Marc Le Pape, Alain Frilet) et de la télévision (Danielle Birck, Philippe Boisserie), malheureusement pas de la radio. la question est abordée souvent aussi par J.P. Chrétien dans Le défi de l'ethnisme. Un colloque organisé à l'Université de Nanterre sur l'histoire des médias par Fabrice d'Almeida[66] comporte également une intervention sur le cas français (et en particulier les faiblesses étonnantes du Monde) face au Rwanda.

En Belgique, le contentieux africain est aussi chargé, mais il a donné lieu à des débats beaucoup plus ouverts qu'en France, dans la mesure où ils impliquent aussi les antagonismes de la politique intérieure de ce pays, à la fois entre communautés flamande et francophone et entre mouvance catholique et mouvance anticléricale. On sait que l'appui à la République hutu est venu surtout des milieux chrétiens-sociaux flamands. Par ailleurs la mort des dix casques bleus belges a fait du Rwanda une affaire chargée d'émotion, qui préfigurait la mobilisation morale de ces derniers mois sur la question des enfants martyrisés. Tout cela a suscité la création de la Commission d'enquête déjà citée. Nous avons mentionné les éditions de documents et témoignages. On peut donner aussi l'exemple du caractère engagé des publications sur le Rwanda, avec la sortie de deux petits ouvrages, l'un en hommage au président fondateur de la République hutu, Grégoire Kayibanda, par un de ses anciens conseillers, Baudouin Paternostre de la Mairieu, et l'autre en sympathie avec les Tutsi, victimes de l'holocauste de 1994 et des autres massacres connus dans ce pays depuis 1959, par un ancien colonial, Omer Marchal[67].

Évidemment la question internationale la plus marquante est le rôle de l'ONU dans la crise. Cette question a fait l'objet de deux études systématiques en Belgique. Jean-Claude Willame, nous l'avons déjà évoqué, a publié en 1996 son étude sur "l'Onu au Rwanda"[42bis] entre 1993 et 1995. Il essaie d'expliquer les carences de l'institution par la complexité du contexte politique : les accords d'Arusha n'étaient, selon lui, guère applicables, l'implication belge dans la mise en scène du FPR à Kigali aurait été trop forte. Par ailleurs les débuts du nouveau régime ont soulevé de nouvelles difficultés, comme l'a montré l'affaire des déplacés de Kibeho en avril 1995. En fait elle a révélé le poids du contentieux de 1994 sur toute la suite.

Le journaliste Pierre-Olivier Richard, de la Deutsche Welle, a cherché à établir un diagnostic précis des motifs de l'incapacité de l'ONU, en l'occurrence du contingent de la MINUAR (Mission des Nations unies d'assistance au Rwanda) à empêcher le génocide[68]. Il a rassemblé de la documentation et multiplié les interviews auprès des acteurs. Il en tire la conclusion que les responsabilités se situent tant au niveau du mandat confié (ou non) à cette force par les instances de New York, qu'au niveau des responsables locaux (représentant du Secrétaire général et chefs militaires de la Minuar). Après d'autres, il souligne à quel point les signes avant-coureurs du génocide étaient connus sur place et à l'étranger.

La discussion sur les responsabilités engagées dans les premiers jours de la crise de 1994 à Kigali fait aussi intervenir l'interprétation du déclenchement même de cette crise, à savoir les conditions de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana le soir du 6 avril. Outre plusieurs articles de presse et les hypothèses que l'on retrouvera dans les ouvrages déjà cités de Colette Braeckman et d'André Guichaoua, deux petits livres ont tenté de faire la chronique de l'événement sur la base d'enquêtes et de renseignements fournis par des services spécialisés (notamment belges et rwandais) et de se faire les greffiers des auteurs possibles. Il s'agit de Vénuste Nshimiyimana, ancien interprète auprès de la Minuar, et du professeur Filip Reyntjens, qui a d'ailleurs aussi travaillé avec ce dernier[69]. Tout est envisagé : FPR, opposants de l'intérieur (y compris le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, qui sera assassinée dès le 7 avril !), noyau dur du Hutu power autour du colonel Bagosora. La thèse qui l'emporte, pour des motifs à la fois d'observation du terrain et de la logistique employée et relevant de l'analyse de la motivations politiques est la dernière.

On sait qu'aujourd'hui le Rwanda fournit un des exemples d'échec de la Communauté internationale et de réflexion sur la prévention des conflits. Par exemple il est abordé à plusieurs reprises dans un rapport d'une Commission sur les "régions africaines en crise" sous les auspices du GRIP (Institut européen de recherche et d'information sur la paix et la sécurité)[70].

Un dernier ouvrage peut être mentionné, donnant le regard sur la crise d'un pays voisin, en la personne d'un historien de l'Université de Makerere, en Ouganda, Dixon Kamukama, paru, il est vrai un an avant le génocide. Le texte est nourri d'un dossier photographique original[71].
(fin)

Jean-Pierre CHRETIEN
Directeur de Recherches au CNRS,
Centre de Recherches Africaines, Université Paris I

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